L'HOMME AU CAPELON

LES DUELS

LES GUARDINFANTI

I TABARRI

LE DERNIER BUCENTAURE

L'ACADEMIE DU PEINTRE BAMBINI

LA PIERRE DU CAMPO S. ANGELO

UNE DES AVENTURES AMOUREUSES DE CASANOVA

LA RELIGIEUSE DA RIVA

PIETRO ANTONIO GRATAROL

 

CXI

L'HOMME AU CAPELON

Il y avait un homme à la stature colossale, qui portait un grand chapeau à larges bords, lui cachant le visage et une longue houppelande. On le voyait marcher vers 1792 la nuit dans les ruelles les plus éloignées de la cité. Il prenait plaisir, quand il rencontrait quelque fillette ou femme à l'aborder et lui posant la main sur l'épaule, lui demandait avec une voix sombre quelle heure il était. Parfois il répétait la même scène avec un petit vieux ou avec un individu notoirement peureux. Dans ce cas, il voulait savoir de lui, s'il appartenait au camp des Catellani ou au camp des Nicoloti. Son apparition semait la panique chez les gens, surtout chez les femmes, qui craignaient toujours de le rencontrer. Le jeu n'aurait pas cessé si le gouvernement n'avait pas mis la main sur "l'homme au capelon", qui était un pauvre rémouleur, et ne l'avait condamné pour quelque temps à voir le soleil à travers les barreaux de la prison.

Le souvenir de ces faits est actuellement rappelé à l'époque du carnaval par nos petits polissons qui parfois suivent un tel, montés sur des échasses, avec un grand chapeau, chantant en chœur : "Voyez l'homme au capelon"

CXII

LES DUELS

Les duels ne s’enracinèrent pas parmi nous, compte tenu de la nature spéciale de notre gouvernement. Un duel qui fit grand bruit dans la ville est celui qui advint le 3 janvier 1716 dans l’auberge de Leon Bianco aux SS. Apostoli, entre le colonel Giovanni Duchman et le capitaine de cavalerie Vandel, appartenant tous deux au corps d’armée Schulembourgh. Les deux restèrent mortellement blessés et expirèrent lors de leur transport à l’hôpital, l’un sous le portique qui mène au pont des SS. Apostoli (aujourd’hui Sottoportico Falier), l’autre près du petit pont du traghetto voisin Da Mosto (aujourd’hui Casson)

Un autre duel, au même siècle, vint alimenter les chroniques, quoiqu’il n’ait pas eu les conséquences mortelles de celui narré ci-dessus. C’est pour une histoire de jeux que, se défièrent à l’épée Amedeo Arnaldi et Alvise Barziza . Ils se retrouvèrent le 27 janvier 1737 sur un terrain proche de l’église S. Giovanni à la Giudecca. Tout finit cependant avec une légère blessure portée à Arnaldi, qui, en tant que défié, fut absout et avec la mise au ban de Barziza, qui l'avait provoqué en duel, et aussi du comte Vincenzo Silvio, son parrain.

CXIII

LES GUARDINFANTI

(Cerceaux qui écartent les jupes du corps)

Depuis le XVIIème siècle, c'était en France la mode de certains cerceaux que les femmes portaient sous les robes, pour les gonfler. On les appelait "vertugati". Le chevalier Marino, : en parlant des dames françaises s'exprime ainsi dans son livre "Sferza" (fouet) : "C'est l'usage de porter certains cercles de tonneaux en guise de tonnelles, qui s'appellent vertugati ; invention trouvée, je crois, pour que la marquise de Valpelosa et le comte de Monterondolo se tiennent avec correction sous l'ombrelle."

Le siècle suivant, les vertugati passèrent les Alpes, s'introduisirent en Italie, changeant leurs noms en arrivant à Venise et prenant celui de "guardinfanti". Ils eurent du succès specialement à Venise, comme le rappelle Rossi dans ses volumes manuscrits sur les Coutumes Vénitiennes. On évaluait chez les dames, la grandeur de la noblessa à la granduer du guardinfante. Le bon sens du peuple les nomma chaufferettes, mappemondes, chariots pour faire marcher les bébés, comme on le retrouve dans les comédies de Goldoni.

Une imitation du guardinfante fait son apparition de nos jours et se nomme crinoline ; mais elle semble en déclin ; souhaitons qu'elle ne resurgisse plus.

CXIV

I TABARRI

(Les houppelandes)

Les vénitiens, de quelque condition qu'ils furent, se couvraient toujours, ces derniers temps, avec le "tabarro", qui variait selon l'état de qui le portait et la saison où on le portait.. L'été, les civils le portaient en "cambellotto" (peau de chèvre recouverte) de soie blanche, et les militaires de laine blanche. L'hiver, le tabarro des premiers était rouge, celui des seconds gris.

En 1780, on introduit la mode du tabarro bleu avec un galon d'or autour du cou. Il y eut ensuite d'autres couleurs mais la couleur écarlate indiquait toujours des personnes civiles.

Il y eut un temps où le mot "tabarro" servait à désigner, par mépris, des personnes des basses classes. Ce vocabulaire avait été inventé par les patriciens dans le but de caractériser ceux qui n'appartenaient pas à leur classe et qui donc ne pouvaient endosser la toge.

CXV

LE DERNIER BUCENTAURE

Comme tout le monde le sait, le Bucentaure était un splendide navire, orné de dorures gravées, taillées, qui, les Arsenaloti tenant les rames, servait lors des apparitions solennelles du doge, principalement ,le jour de l’ascension, jour des épousailles avec la mer ; mais aussi lors des réceptions des princes étrangers qui venaient à Venise. On en trouve trace depuis l’époque du doge Pietro Tradonico, élu en 817. Le dernier Bucentaure, construit sous le doge Alvise Mocenigo, sur les dessins de Natale Stefano Conti et avec des sculptures de Antonio Corradini, sortit de l’Arsenal le 12 mai 1727, peint en rouge, - c'était la son seul apparat, il ne fut doré que plus tard - et dura jusqu’à la chute de la République, c’est à dire 69 ans et 8 mois.

Les choses étant changées, le Bucentaure, d'autres navires dorés qu'utilisaient le doge et la seigneurie ainsi qu'une embarcation construite en 1760 pour le duc de Jorch furent dépouillés de tous leurs ornements et sculptures, qu'on brûla dans l'île S. Giorgio Maggiore.

Le squelette, ou la carène, de celui-ci existait encore en 1805 et on le transforma peu après en un navire pour la défense de la lagune.

Au musée civique, en plus du drapeau de soie brodé d'or de l'avant dernier Bucentaure, on conserve sa voile dorée avec l'image de Saint-Marc et quelques autres restes du souverain.

CXVI

L'ACADEMIE DU PEINTRE BAMBINI

Avant que, par le décret de 1724, fut instituée à Venise une académie publique de peinture, à laquelle s'ajoutèrent ensuite sculpture et architecture, les jeunes peintres se rassemblaient tantôt en un point de la cité, tantôt en un autre, sous la direction de grands maîtres et s'adonnaient à leur art. Boschini, dans son livre "Riches mines de la peinture vénitienne", raconte qu'en 1634, un sénateur vénitien, dont il tait le nom, homme connaisseur de la peinture, avait accordé l'étage inférieur de sa maison à SS. Gervasio et Protasio comme studio, réservant l'étage supérieur aux débats artistiques.

Parmi ces académies privées, une place distincte revenait à l'excellent peintre Nicolo Bambini à S. Giovanni Grisistomo, auquel se rapporte l'anecdote suivante.

Le soir du 30 octobre 1615, le peintre Fiorentino Domenico Taglia s'y était rendu, et y dessinait avec l'habit et la longue épée destinés au duel. Sans attendre la fin de l'académie, il partit, sortit par le bas et attaqua à l'épée dans la boutique du marchand de caisses, voisine de S. Grisostomo, l'autre peintre G. Antonio Zonca. Bien qu'absent à son procès, il fut pour cela condamner l'exil par contumace.

CXVII

LA PIERRE DU CAMPO S. ANGELO

En 1745, le fameux Giacomo Casanova, qui alors jouait du violon dans les théâtres vénitiens, et quelques uns de ses compagnons s'adonnaient à la vie la plus débauchée du monde. Ivres, ils faisaient le tour de la ville, fréquentant les bordels, refusant de payer. Ils détachaient les gondoles de la rive pour qu'elles errent à travers les canaux. Ils réveillaient prêtres, médecins et entremetteuses pour qu'ils accourent là où l'on n'avait pas besoin d'eux. Ils arrachaient les sonnettes des portes. Ils entraient dans les campaniles pour faire sonner les cloches et parfois coupaient les cordes de celles-ci, si bien que le sacristain ne pouvait plus à l'aube sonner l'Ave Maria. Casanova lui même rapporte ces faits dans ses Mémoires, où il ajoute : "Durant une nuit très sombre, il nous vient en tête de renverser une grande table de marbre, espèce de monument placé au milieu du campo de S. Angelo. On disait qu'à l'époque de la ligue de Cambrai, les commissaires payaient sur cette table les recrues qui prenaient service pour Saint-Marc et cela lui valait une sorte de vénération".

Quelques uns, qui pensent inexact ou romanesque ce qu'écrit Casanova, mettent en doute l'existence de cette pierre, mais sont contredits par la Chronique Vénitienne Sacrée et Profane (édition de 1736), où après la description de l'église de S. Angelo, on lit : "Il y avait sur la place une pierre où se payaient les milices au temps de la peste". Que ce soit à l'époque de la ligue de Cambrai ou au temps de la peste, la pierre existait donc bien. Si dans les éditions postérieures (par exemple, celle de 1793), on ne mentionne plus la pierre, c'est que plus tard, elle fut enlevée de l'endroit où elle se trouvait.

CXVIII

UNE DES AVENTURES AMOUREUSES DE CASANOVA

Il raconte lui même dans ses Mémoires comment, une fois, étant à la recherche d'un logement, il lui en fut proposé un par le médecin Reghelini sur les Fondamente Nuove, auprès d'une veuve qui avait deux filles, la plus âgée étant sous la coupe de Reghelini lui même. Casanova accepta et fut touché par la beauté de la jeune fille, quoique par sa grande pâleur, elle ressemblait à une statue de cire. Des entretiens qu'il eut avec le médecin, il apprit que c'était l'effet de l'anémie et que le meilleur moyen pour la guérir était celui de lui procurer un bon mari. Casanova, libertin effronté, voulut lui même se mettre à l'épreuve, conduisit adroitement la belle malade à ses volontés et put redonner à ses joues les belles couleurs roses de la santé. Il ne se serait pas détacher d'elle aussi vite si, sous l'accusation de diverses fautes, et, comme l'on croit, son appartenance à la franc-maçonnerie, il n'avait été enfermé dans les Plombs le 25 juillet 1755.

Pietro Gradenigo, lui aussi dans ses carnets rappelle que Casanova fuit arrêté dans cette maison qu'il dit placée sur les Fodamenta Nuove, précisément aux Mendicanti. Il dévoile ensuite le nom de la mère de la jeune fille : la signora Pozzo.

Voilà la preuve que, dans ses Mémoires, Casanova s'en tient à la vérité sur beaucoup de points, sinon sur tous.

Il semble que l'attention des Inquisiteurs sur Casavova ait été réclamée par la mère d'Andrea - futur procurateur de Saint-Marc et Bernardo Memmo, lequel soutenait que ses fils avaient été initiés au mystère de la maçonnerie par l'aventurier. Le Tribunal Suprême l'avait fait surveillé par l'informateur Manuzzi depuis novembre 1754. L'arrestation eut lieu le 24 juillet 1755. Après quinze mois, ils 'enfuit des Plombs. Dix neuf ans plus tard, il revint à Venise à son tour confident des Inquisiteurs. Il quitta définitivement Venise en 1783.

CXIX

LA RELIGIEUSE DA RIVA

Maria da Riva, issue d'une vieille et noble famille vénitienne ,avait pris toute jeune le voile au monastère de S. Lorenzo. La vie du cloître cependant, n'était pas faite pour cette jeune fille séduisante et pleine de vivacité. Le comte de Froulay, grand chasseur de femmes, arriva à Venise en 1733, comme ambassadeur de France. A peine eut-il vu Maria da Riva au parloir qu'il s'en épris, s'en fit aimer et en peu de temps réussit à faire sortir du monastère sa bien aimée pour passer toute la nuit avec elle et la ramener à l'aube à sa cellule. Il avait voulu l'emmener masquée, déguisée en homme à la houppelande, aux fêtes qui se donnèrent au palais Bragadin à S. Marina pour l'élection de Daniele Bragadin comme procutateur de Saint-Marc et à cette occasion, on découvrit l'intrigue. Les inquisiteurs d'Etat ordonnèrent à la religieuse de ne plus jamais paraître au parloir pour y retrouver Froulay. Malgré cela, la relation amoureuse se poursuivit et ne cessa que quand Maria fut transférée dans un des monastères de Ferrare, d'où peu après, elle s'enfuit avec le colonel Moroni, son nouvel amant, par lequel elle se laissa emmener à Bologne pour contracter mariage avec lui. Le couple fut emprisonné après les plaintes des parents, mais Maria réussit à s'évader et à rejoindre le colonel qui avait fini de purger sa peine, celle-ci ayant été réduite. Finalement pour fuir les persécutions, ils se sauvèrent en Suisse où probablement s'acheva leur existence mouvementée.

Quant à Froulay, durant la période où il resta ambassadeur, il devint presque fou, errant sous la pluie battante vêtu d'un drap d'or, allant sur la place avec son lourd manteau sous la chaleur de l'été, faisant la chasse aux fourmis du potager des bénédictins de S. Giorgio Maggiore.

Le petit peuple disait que c'était un châtiment de Dieu pour le scandale passé.

CXX

PIETRO ANTONIO GRATAROL

Aux traits délicats, fluet, tiré à quatre épingles, doté d'esprit et d'intelligence, mais vaniteux et d'un caractère léger : voici le portrait physique et moral du secrétaire du Sénat Pier Antonio Gratariol. Le malheur voulut qu'il s'amourache de la comédienne Ricci, qui elle était amoureuse du sexagénaire Carlo Gozzi, écrivain connu, s'occupant de philosophie et grand hypocrite. Par l'intermédiaire de son frère Gaspare, Gozzi bénéficiait de la protection de la célèbre Catterina Dolfin, épouse du sénateur Andrea Tron, appelé "le patron" parce qu'il était l'arbitre des affaires de la République. On a beaucoup écrit autour de cette femme , aux mœurs dissolues, habituée à changer d'adorateurs à chaque phase de la lune, parmi lesquels il semble même y avoir eu Gratarol. Sous son égide, Grattarol voulut se venger de son rival, en composant une comédie intitulée "Les drogues de l'amour" où, il se moquait de Gratariol.

Dans le rôle de Don Adone, frivole gandin, rôle tenu par un acteur qui ressemblait au pauvre secrétaire et qui à cette occasion en imitait le comportement, les habits, la coiffure. La comédie fut jouée plusieurs fois et, Gratariol devenu objet de risée, montré du doigt dans les rues demanda en vain justice auprès des tribunaux, qui au contraire lui refusèrent les lettres de créances pour la cour de Naples où il avait été élu président. Désespéré, il s'enfuit alors de Venise en 1777 et pour cette raison fut condamné ,selon les lois de la patrie, au bannissement. A partir de cette époque, il erra dans diverses régions d'Europe, publia sa "Narrazione Apologetica" à Stockholm et, finalement ayant voulu faire partie de l'expédition du comte Benyowschi à Madagascar, termina là sa carrière en 1785.