LES LUNETTES

LE FETE DES MELONS

LE GEL DE 1788-1789

LES CARTES DE VISITE

ANGELO JACOPO GIUSTINIAN

L'ARBRE DE LA LIBERTE

LE CASINO FALOPIANO

UN MIRACLE DE LA CROIX DE S. GIOVANNI EVANGELISTA

UN QUI SE CRUCIFIA LUI MEME

UNE ILLUMINATION IMPROVISEE SUR LA PLACE SAINT MARC

 

CXLI

LES LUNETTES

Depuis que Salvino degli Armati, gentilhomme florentin, inventa au XIVème siècle les lunettes, leur usage peu à peu s'est développé dans toute l'Europe, y compris à Venise.

Pour ne pas remonter plus loin, disons qu'au XVIIIème siècle, on trouvait sur la Fondamenta dell'Osmarin le laboratoire de Biagio Burlin et qu'on possède le livre publié en 1758 sous le titre : "Recueil des machines et instruments d'optique qui se fabriquent à Venise chez Biagio Burlin ,opticien sur la Fondamenta dell'Osmarin à l'enseigne d'Archimède"

Semitecolo succéda à Burlin et l'on se souvient de ce bon vieux, qui, avec son allure et sa cravate blanche écoutait patiemment les suppliques de tous ceux qui avaient recours à lui. Ses lunettes, en dépit des nouveaux progrès, sont toujours recherchées, spécialement par les gens de mer.

Aujourd'hui, cet art est représenté avec honneur chez nous par Spinelli, sous les Procuraties Nouvelles, par Mantovani dans les Merceries et par Biadene au ponte del Lovo à S. Salvatore.

CXLII

LE FETE DES MELONS

Donnons ici l'extrait du livre de Tassini, "Curosiotés Vénitiennes" où il décrit cette fête.

Au début de son règne, le doge Steno avait résolu quelques dissensions apparues entre les confrères de la corporation des marchands de fruits et légumes, ceux-ci lui avaient offert, en signe de reconnaissance, des melons. Les années suivantes, on voulut continuer cette pratique. C'est pourquoi ,la première année de l'élection de chaque doge, ces marchands se réunissent sur le campo S. Maria Formosa, et se rendent en groupe à travers les merceries et la place Saint-Marc. Six personnes les précédaient, portant des bâtons peints de vert avec des fils d'or et avec les armes de la Sérénissime. Derrière 4 trompettes et 3 tambours faisaient résonner dans les airs les échos de leurs instruments. Ensuite venaient les 3 étendards de la corporation, un grand soleil avec la figure de S. Giosafat, leur protecteur, soutenus par quatre porteurs, vêtus de toile blanche imprimée avec des fleurs rouges, ayant sur la tête un béret avec fleurs et rubans. Puis venaient deux enfants vêtus de noir portant deux bouquets de fleurs et l'intervenant de la corporation. Suivaient enfin deux par deux les membres de la corporation portant les melons dans des corbeilles dorées et sur des plats argentés.

Arrivée à la porta della Carta, la procession montait à la salle des banquets où elle déposait les melons et où étaient préparés les dons, qu'en échange le doge donnait généreusement à la corporation. C'étaient des jambons, des fromages, de la langue salée, du vin…Alors on présentait les chefs de la corporation au doge, les deux enfants lui offraient les bouquets de fleurs et l'intervenant lisait son discours auquel le prince répondait avec bienveillance.

CXLIII

LE GEL DE 1788-1789

Galliccioli nous laisse une liste des principaux froids dont souffrirent les vénitiens depuis les débuts de la République jusqu'en 1796. Il oublie cependant celui de 1788-1789 qui fut très intense, gela toute la lagune, si bien qu'on pouvait faire le trajet de Venise à Mestre ou de Venise à Campalto non seulement à pieds, mais aussi sur de pesants véhicules tirés par des chevaux ou des bœufs. Le docteur Levi nous dit sur le sujet : "Le piétinements des personnes qui par groupes allaient et venaient allègrement et le passage des véhicules formaient un sentier si évident qu'on pouvait y marcher la nuit, sans fanal, sans craindre de se perdre. Sur ce sentier, on dressa une baraque ou plutôt une tente , sous laquelle on donnait à manger comme dans une auberge. Sur ce sentier, beaucoup risquaient de mettre en péril la solidité de la glace en allumant des feux, en s'y réchauffant, et bavardant Sur ce sentier, le caractère rude des vénitiens se montrait en belle pompe, les Nicoloti effectuant leurs travaux d'Hercule et le 15 janvier 1789, le jeu de la Moresca, espèce d'exercice militaire dans lesquels ils étaient adroits et vaillants.

Dans ces circonstances, le gouvernement suspendait l'octroi entre Venise et la terre ferme si bien que le pain, le vin, les viandes se vendaient librement à travers la cité.

Les mésaventures cependant ne manquèrent pas. un mendiant qui avait trop bu le soir dans une taverne près de S. Caterina fut retrouvé le matin suivant sur les Fondamente Nuove mort de froid. Un clerc de l'église de S. Leonardo qui voulait se rendre à pied à San Secondo, abandonnant le sentier tracé, se noya là où la glace était moins épaisse. Un porteur, qui traînait un baril de vin tomba la nuit, ivre sur la glace et ne se releva pas. Un prêtre désireux de baiser l'image de la Vierge Marie qu'on vénérait à l'Anconetta, au beau milieu de la lagune, sortit de la route et fut enseveli sous la glace qui se referma sur lui, ne laissant à la surface que son tricorne. Une dame qui voulait traverser la Sacca della Misericordia, sombra dans la glace, mais par chance put être sauvée.

Le gel de 1788-1789 est rappelée dans une chanson composée par Novello, par deux gravures imprimées de Viero et une autre dessinée par Grego et sculptée par Scattaglia.

CXLIV

LES CARTES DE VISITE

Certainement plus belles qu'aujourd'hui étaient les anciennes cartes de visite vénitiennes. Le Museo Civico en possède plusieurs. Elles commencèrent au XVIème siècle à se faire en miniature et plus tard furent gravées. Nous en mentionnerons une du fameux agitateur Giorgio Pisani, élu procurateur de Saint-Marc le 8 mars 1780 et emprisonné deux jours plus tard dans le château de S. Felice à Vérone. une autre de Lodovico Manin, dernier doge de Venise.

Pisani lui même donne de sa carte l'explication suivante, dans les Mémoires de sa Vie dont seul le premier volume fut publié à Ferrare en 1798 :"Elle me représente moi même montrant à mes petits enfants la chute du feu gouvernement barbare, symbolisé par un morceau tombé d'un bâtiment gothique portant trois aiguilles symbolisant les trois Supérieurs (comme ils se faisaient appelés) Inquisiteurs d'Etat. Sur l'autre côté, on observe un autre morceau d'architecture de forme carrée, symbolisant la solidité, sur lequel on voit un nuage venir y planter les symbole de liberté et d'égalité, que rien d'autre que la démocratie peut apporter"

Pisani utilisaient d'autres cartes qui représentaient un bout de bateau, la proue d'une gondole, un cygne, un jeune dont la tête était surmontée d'une étoile, un pilier, un chat qui tenait entre ses pattes une hampe avec le bonnet phrygien ou la Liberté, l'armature d'un vaisseau avec une voile sur laquelle était écrit Procurateur Giorgio Pisani.

Quant à la carte du doge Manin elle représentait une Vénus endormie au pied d'un chêne, avec deux colombes au dessus d'un rocher qui s'embrassaient amoureusement. en dessous, les mots Lodovico Manin.

De telles cartes révèlent nettement la différence de caractère entre les deux hommes. Chez Pisani, elle révèle la vanité et la rage démocratique ; chez le pauvre Manin l'amour et la douceur. Il est bien vrai que de telles qualités, si elles honorent la personne privée, ne suffisent pas à celui (comme Manin) qui dans des temps tourmentés tiennent les rênes de l'Etat.

CXLV

ANGELO JACOPO GIUSTINIAN

Le général Napoléon Bonaparte étant arrivé en 1797 à Trévise, l'inspecteur extraordinaire Jacopo Giustinian se présenta à lui pour lui présenter ses hommages et lui témoigner des sentiments amicaux de la République. Mais Bonaparte l'accueillit avec arrogance, répétant ses habituelles accusations et calomnies contre Venise, lui ordonnant de partir avant dix heures, sous peine de mort. Sans se démonter, Giustinian lui dit qu'il ne pouvait recevoir d'ordre que de son gouvernement. Alors Bonaparte affirma son intention de détruire la République vénitienne et qu'il ne changerait d'avis que si Giustinian se rendait au Conseil majeur pour lui faire avoir la tête des Dix du Conseil des Dix. En bon patriote il ne put faire moins que de s'horrifier d'une si lâche proposition et de répondre qu'il n'irait jamais. Voyant que ses paroles ne servaient à rien, il détacha son épée, la déposa aux pieds du général, se déclarant tout à la République, proposant de verser tout son sang pour l'honneur de celle-ci.

Il semble qu'un noble sentiment ait alors surgit dans l'âme de Napoléon puisqu'il tourna vers Giustinian un regard doux, en loua le patriotisme et lui promit de sauver ses biens quand ils détruirait ceux de tous les autres patriciens. Mais Giustinian ne tarda pas à lui faire comprendre qu'il n'était pas si vil au point de penser à lui même quand on massacrerait sa patrie.

En vérité, c'est une douce chose que de penser à la conduite généreuse d'un ses fil , au milieu de tant de bassesses et de trahisons qui entourèrent la chute de la République.

 

CXLVI

L'ARBRE DE LA LIBERTE

La place Saint-Marc, entre toutes ses histoires, peut raconter celle de l'érection de l'Arbre de la Liberté, survenue le 3 juin 1797. Il était entouré de divers symboles relatifs aux arts et aux sciences et deux statues représentants l'une la liberté, l'autre l'égalité, qui tenaient en main une torche en train de brûler toutes les marques de la tyrannie. La municipalité assistait à la cérémonie, avec l'Etat major français et de nombreuses troupes. On envoya prendre au pauvre ex doge Ludovico Manin les insignes ducales, c'est à dire la mozzetta (manteau), le corno (bonnet ducal à pointe arrondie) et le "beretto a tozzo" que l'on brûla au pied de l'arbre, avec le "Livre d'Or" . Un solennel Te Deum fut chanté par le vicaire général à la basilique Saint-Marc.

La cérémonie terminée, libre cour fut donnée à la joie démagogique et l'on vit les hommes danser la Carmagnole autour de l'arbre, parmi lesquels des prêtres, et les femmes avec la tunique ouverte à l'athénienne, cou et poitrine découverts. La belle patricienne Marini Querini Benzon, dont nous parlerons plus tard, en était.

Combien devait saigner le cœur des bons patriotes assistant à de telles bêtises et bacchanales honteuses.

CXLVII

LE CASINO FALOPIANO

Dans la Calle dei Fuseri, à San Luca, dans ce café, qui aujourd'hui porte le nom de Dante et qui, autrefois s'appelait "Le Gobbo" (Bossu), parce que dirigé par Paolo del Mestro, qui avait ce défaut, se rassemblait, à l'époque démocratique, un groupe d'hommes plaisants et sages qui passaient la soirée en parlant des affaires du jour et mettaient en chanson le mensonge de la prospérité publique vantée et promise par les démagogues.

Leur nombre s'étant accru, ils fondèrent un casino nommé falopino, sous les auspices de l'abbé Giuseppe Comici. Là, on lisait le journal, on jouait et on prenait aussi naturellement le café. Chaque associé avait le titre de "docteur" et répondait au nom d'une fleur, ne pouvant être désigné autrement sous peine d'amende et à tour de rôle, il invitait, chaque année, ses compagnons à un banquet. Cette société qui, d'abord, se rassemblait Calle Bembo à San Luca, puis Campo San Fantino cessa d'exister, il n'y a pas longtemps, après environ 100 ans de vie.

CXLVIII

UN MIRACLE DE LA CROIX DE S. GIOVANNI EVANGELISTA

Filippo Masser, chancelier de Jérusalem et de Chypre, laissa à la Scuola grande di S. Giovanni la célèbre relique de la Croix, qu'il avait reçue en don de Pietro Tommaso, en 1369, du patriarche de Constantinople. A cette relique, furent attribués plusieurs miracles, qui se trouvent décrits dans le livre réédité plusieurs fois avec le titre "Miracles de la Très Sainte Scuola de S. Giovanni Evangelista" . On voulut y ajouter un autre miracle à l'époque de l'invasion française à Venise.

La suppression des confraternités religieuses ayant été décrétée, on ne respecta même pas celle de S. Giovanni Evangelista, dans une salle de laquelle, on avait amassé divers objets sacrés, attendant là, destinés à devenir butin des envahisseurs. Un commissaire faisait les cent pas pour dresser l'inventaire. Voyant la relique qui faisait partie de ces objets et qui encombrait le passage, il la poussa irrévérencieusement avec le pied dans le tas. Elle lui causa une plaie qui dégénéra vite en gangrène, envahissant en peu de temps toute sa jambe. Il en mourut. On dit qu'à l'extrême moment, reconnaissant sa faute, avant de mourir, il se fit porter la sainte relique au lit et demanda publiquement pardon au ciel pour avoir agi ainsi.

CXLIX

UN QUI SE CRUCIFIA LUI MEME

Matteo Lovat était un pauvre cordonnier né à Soldo. Il s'était tellement laissé emporté par le fanatisme religieux qu'il en était carrément devenu fou. Un beau jour, pour fuir les tentations de la chair, il rot un rasoir et se coupa les parties génitales, comme Origène l'aurait fait dit-on dans les temps antiques.. Mais son idée fixe était celle de la crucifixion, voulant imiter le Christ, estimant même que le mérite serait plus grand s'il le faisait de ses propres mains.

C'est ainsi que le 19 juillet 1805, s'étant mis nu, entouré la tête d'épines et s'étant blessé le côté à coups de couteau, il se cloua cruellement à une croix, attachée par une corde à une poutre voisine d'une fenêtre de son habitation, où, le corps pendant, il donna le spectacle de son propre martyre aux passants. Le pauvre, qui habitait Calle delle Muneghe à S. Alvise fut conduit à l'hopital, soigné, mais l'année suivante, il mourut au milieu des fous de San Servilio.

CL

UNE ILLUMINATION IMPROVISEE SUR LA PLACE SAINT MARC

Sous l'occupation française, Venise se vit soumise au blocus en 1813, qui ne tarda pas à faire sentir ses funestes conséquences. En dépit de cela, le proverbial caractère joyeux des vénitiens ne se démentait pas, particulièrement en cette circonstance. Le gouverneur Serras dont on pouvait louer la citoyenneté avait ordonné qu'à partir d'un jour donné, personne ne puisse sortir de chez lui, après la cloche de minuit, sans lumière. Le jour fixé arriva ; la cloche sonna et l'on vit sortir de tous les cafés et de toutes les rues voisines, un grand nombre de personnes, hommes et femmes, les uns seuls, les autres en groupes, portant les lumières, des torches de formes, de couleurs, de grandeurs diverses, chahutant et sifflant comme si c'était le dernier jour du carnaval. Le chahut dura plus d'une heure et le gouverneur dut faire comme si rien ne s'était passé. Peu de mois après, les français étaient obligés d'abandonner Venise. On abattait la statue de Napoléon et le peuple accueillait à bras ouverts les autrichiens.