TROIS MARIAGES CLANDESTINS

LES SERMONS EN PLEIN AIR

OBLIGATION AUX VOYAGEURS D'ALLER LA NUIT AVEC UNE LUMIERE

LES PROSTITUEES

LA PETTINATURA AL FUNGO

UNE VENGEANCE DU DOGE ANDREA VENDRAMIN

GALEOTO MARZIO

L'ABBESSE MARIA CAROLDO

UNE CELEBRE MARGELLE DE PUITS

LODOVICO FIORAVANTE ET SES COMPAGNONS

 

XXXI

TROIS MARIAGES CLANDESTINS

D'étranges abus s'étaient introduits à Venise en ce qui concerne les mariages. On croyait que pour les conclure, il suffisait de se donner la main et de prononcer le réciproque "oui" en l'absence de quelque témoin. Pour le confirmer, nous rapportons trois cas qui datent du XVème siècle.

1434. Pietro da Trento, en vendant un jour des balais sous les fenêtres de Cattaruzza, veuve de Giovanni Bianco, lui dit : "Madame, trouve quelque servante, pour moi"

Et elle, de lui répondre en retour : "Vilain fou, voudrais tu jamais de moi faire une entremetteuse"

Lui : " Je ne dis pas ça; je dis pour ma femme"

A quoi elle répondit : " Eh bien, si c'est ainsi, oui. Par la foi de Dieu, j'en t'en trouverai une. Reviens ici demain".

Pietro revint le jour suivant et y trouva une fille nommée Maria. Un certain Domenico Moxe s'adressant à elle, lui dit : "Il te plait ce Pietro, pour mari ? Comme le commande Dieu et la Saint Eglise."

Elle répondit "oui". Il interrogea ensuite Pietro : "Elle le plait cette Maria, pour femme ? Comme le commande Dieu…"

Il répondit : Bien sur".

Les deux se donnèrent alors la main, prirent un repas en commun et le mariage fut ainsi consommé.

1453. Un certain Giacomo, serviteur de Giovanni da Crema habitait avec son patron dans une maison appartenant à Lazzaro Tedesco, dans le quartier de San Luca, qui chaque semaine accueillait des invités. Se trouvant là un jour en présence de Giovanni, une certaine Chiara fit appeler Giacomo et lui dit : "Je veux que tu sois présent toi même à ces noces". Giovanni prononça alors ces paroles : "Moi, je te prends pour femme". A cela, elle répondit :"Moi, je te prends pour mari et j'en suis contente". Elle reçut alors l'anneau nuptial de Giovanni , et ils partirent tous les deux dormir ensemble en cette nuit. Ils furent considérés depuis lors comme mari et femme, bien que Chiara eut confessée à Giacomo qu'elle avait déjà précédemment épousé un autre homme, nommé Rigo, à l'auberge del Cappello et l'avait prié de taire ce fait au moment du nouveau mariage.

1456. Une certaine Zanina Francigena de DS. Cassiano, liée selon les témoignages à Béatrice Francigena (selon toute vraisemblance, une parente) rapporte qu'un certain arriva chez elle Beatrice, de retour de Trévise, tandis que se trouvaient là un certain Falcon et un Antonio, fabricant de rames.

S'entretenant avec Beatrice, Falcon lui dit : "Maintenant, c'est ainsi que tu me fais honneur!

Tu sais que je t'ai donné la main et que tu es allée donner la main à un autre"

Elle répondit : "Je croyais que tu te moquais et que tu me faisais une farce."

Falcon ajouta : "Ce que j'ai promis, je veux le promettre de nouveau" et il conduisit la jeune fille dans la chambre de Zanina où il lui dit : "Beatrice, tu sais que tu es mon épouse". Elle répondit : " Soit! oui". Elle lui toucha alors la main lui disant : " Et moi je ne touche la main à d'autre mari que toi". Alors on ferma la porte de la chambre si bien qu'on ne put savoir, mais cela est chose fort probable, si les deux passèrent à l'accouplement charnel.

La déposition de Zanina fut confirmée par celle de Maria, épouse de Francesco, mercier, laquelle d'ailleurs affirme ne pas avoir vu Falcon toucher la main de Beatrice.

Nous avons voulu rapporter, d'après Galliccioli, les trois évènements ci dessus pour leur valeur historique et aussi parce qu'ils nous ont permis dans l'exposition des dialogues de trouver une approche du dialecte vénitien d'alors.

XXXII

LES SERMONS EN PLEIN AIR.

Il fut un temps où, à Venise, on prêchait sur les places, situées devant les églises. Cet usage fut interdit par la loi du 4 mai 1439, qui permettait seulement les sermons sur les places, la veille de la fête du Saint ou de la Sainte auquel était dédié l'église. Quelques mois après, l'interdiction fut levée et nous voyons S. Bernardino de Sienne prêcher librement sur le Campo di S. Polo. En 1450, là même prêchait un des ses disciples, appelé Frère Santo, faisant allumer un grand bûcher où l'on brûla un grand nombre de morceaux d'étoffes, de draps… qui avaient coûté une belle somme d'argent, objets tous portés là pour faire démonstration de la vanité du monde.

Au siècle suivant, prêcha au même endroit le 2 avril 1511 Frère Ruffin Lovato, s'en prenant particulièrement aux juifs, disant que la ville en était remplis et disant que ce serait une opération méritoire que "de leur prendre tout ce qu'ils avaient et de les mettre à sac".

Cependant le gouvernement qui avaient besoin des juifs, à la demande des banquiers Anselmo et Vivian, admonesta Frère Ruffino ainsi qu'un autre frère qui avait fait un sermon allant dans le même sens devant l'église S. Cassiano.

Chose étrange! Ce gouvernement qui, au XVème siècle avait interdit les sermons en plein air, au siècle suivant, non seulement le permettait mais ordonnait que l'on prêche chaque jour de fête sous les portiques du palais ducal et sous les voûtes du Rialto.

Au siècle passé, la coutume s'était épandue de prêcher sur la place Saint-Marc pendant le carnaval. Plus précisément en 1744, on ordonnait que le prédicateur ait terminé chaque jour son sermon à 18h30 et ceci au motif que ne puissent arriver des scandales et désordres au contact des personnes masquées et parce qu'aussi les charlatans, les camelots et autres qui, à cette époque s'installaient sur la place, puissent exercer sur les lieux.

Il est à noter que, lors de la dernière nuit du carnaval, pendant que sonnait la cloche de la Quaresima, les bons vivants et les déguisés se déchaînaient contre la chaire où l'on prêchait, placée sous les portiques du palais ducal, en la tirant dans tous les sens et le brisant par tous les moyens.

XXXIII

OBLIGATION AUX VOYAGEURS D'ALLER LA NUIT AVEC UNE LUMIERE

Anciennement, Venise était la nuit plongée dans l'obscurité, seulement brisée par quelques faibles lumières suspendues devant les images sacrées et qui s'appelaient "cesendeli". Pour empêcher les désordres, le gouvernement ordonna en 1450, que tous ceux qui voulaient sortir dans la ville après trois heures du matin devaient munis de lumière.

On utilisait pour cela des bougies, des torches de cire ou des fanaux, que les nobles et les personnes les plus aisées faisaient porter devant elles par un serviteur. On conserva de telles habitudes dans de temps plus proches des nôtres, avec ceux qu'on appelait "codeghe", espèces de porteurs , qui avec une lanterne allumé et un parapluie, lorsqu'il pleuvait, se tenaient le soir près de quelque café des Procuraties à Saint Marc, ou dans un autre lieu fréquenté afin de servir ceux qui voulaient se faire accompagner de là jusqu'à leur propre maison. Gradenigo note que l'invention du métier de "codega", voacbulaire que certains font dériver du mot grec "odegos" qui signifie guide est du à Pietro Osvaldo dal Capo.

XXXIV

LES PROSTITUEES

Elles étaient nombreuses à Venise. Dans un premier temps, le gouvernement prit un soin constant à les tenir concentrées dans un vaste quartier du Rialto dénommé le Castelletto, dont les portes devaient restées closes la nuit et même pendant le jour, lors des principales fêtes religieuses. Les prostituées pouvaient sortir librement du Castelletto seulement le samedi et restaient les sujettes de quelques "directrices" appelées "matrones", qui tenaient la caisse des gains et ensuite, à la fin de chaque mois les répartissaient , tant par tête.

Le temps passant, ces dispositions furent abrogées, spécialement en ce qui concerne l'habitation commune dans le Castelletto. Bien vite, les prostituées se répandirent dans plusieurs quartiers, dont celui des Carampane où elles se montraient aux fenêtres, découvertes, les seins nus et sur les balcons illuminés le soir. On veut que, par une telle coutume, elles détournaient les hommes de la sodomie, en les attirant vers un vice mineur.

De toute façon, les lois qui réprimaient cette classe de femmes étaient très sévères. Elles ne pouvaient pas avoir de logement sur le grand Canal, ni payer plus de 100 ducats de location par an, ne pas aller sur le Grand Canal à l'heure des défilés, ne pas se trouver dans des barques à deux rames, ne pas entrer dans les églises lors des fêtes religieuses, ne pas porter de bijoux d'or, ni de pierres précieuses, ni de perles, qu'elles soient vraies ou fausses, ne pas se couvrir de vêtements blanc réservés aux filles.

Parmi elles, certaines allaient à la beauté l'esprit et la culture, elles pouvaient rivaliser avec les plus nobles courtisanes d'Europe. C'étaient les préférées de nos patriciens et même des prélats, des artistes et des poètes qui n'avaient pas honte de les courtiser publiquement.

XXXV

LA PETTINATURA AL FUNGO

(Coiffure aux champignons)

Peut-être importé de l'Orient, avec lequel le trafic était grand, le vice de la sodomie faisait rage chez nous dans les temps anciens. Il était devenu très risqué pour un jeune garçon de s'aventurer la nuit dans les rues, si mal éclairées à l'époque, comme peut le prouver l'exemple d'un certain Vettore Foscari, qui, en 1482 fut victime dans la calle della Bissa, à San Bartolomeo des envies malhonnêtes de Bernardino Correr. Les décrets du gouvernement n'arrivaient nullement à endiguer le phénomène . Pas plus que les charmes et les minauderies des prostituées, qu'on voyait prendre des poses négligées, provocantes. Qu'imaginèrent alors les malheureuses ? Il ne leur était pas permis de s'habiller à la manière des hommes. Elles adoptèrent donc une coiffure qui, en quelque sorte, les faisaient leur ressembler et caresser ainsi les passions de l'époque. Ce fut la fameuse coiffure du "champignon", ainsi appelée parce qu'elle rassemblait les cheveux sur le front de manière à former un toupet ressemblant à un champignon. La nouveauté ne plût cependant pas au conseil des Dix qui l'interdit par la loi du 14 mars 1470, en recommandant aux curés de paroisse de chercher à éradiquer la coutume établie par l'intermédiaire des confesseurs et d'édits placardés à la porte des églises.

XXXVI

UNE VENGEANCE DU DOGE ANDREA VENDRAMIN

Ce doge, élu en 1474, avait un fils nommé Bartolomeo, qui fut banni de notre cité et assigné à résidence à Latisana pour avoir tué un préposé aux grains. Malgré cela, il osa se montrer à Venise vêtu en cavalier. Alvise Lando lui fit dire que, s'il ne retournait pas sur ses terres, il le ferait arrêter. Se retournant vers le doge et pour se venger, il fit passer une loi en vertu de laquelle, tous ceux qui ayant été condamnés à l'exil, se retrouvaient pourtant à Venise, même si en habit ecclésiastique, devaient être soumis à cinq ans de prison et deux mille ducats d'amende.

Maintenant, il faut savoir que Lando avait un frère, qui bien que archevêque de Candie et patriarche de Constantinople avait été condamné à l'exil pour fraude mais qui continuait à vivre à Venise sans que personne l'importune. La nouvelle loi fit que, sans retard il se réfugia à Rome et ainsi le doge fut vengé.

XXXVII

GALEOTO MARZIO

Galeoto Marzio de Narni, que, par erreur, Sanudo nomme Galeazzo Narni de Montagnana était un homme savant, facétieux et excessivement gros. On veut que le pape Sixte VI ait été un de ses élèves. Celui-ci avait écrit un livre où il soutenait que vivre selon les préceptes de la raison et de la loi naturelle suffisait à son salut. Accusé pour cela en 1478, il fut conduit place Saint-Marc avec une mitre ou un couronne de papier sur la tête, sur laquelle on avait peint des diables. On lui lut la sentence qui le condamnait à devoir reconnaître ses fautes pour tout ce qu'il avait écrit ou dit contre l'église catholique ; à voir brûler son propre livre et à rester en prison pour six mois avec de l'eau et du pain. Alors qu'il traversait la place ,comme le raconte Sanuto, il rencontra quelques gentilshommes, parmi lesquels un le montrant du doigt en riant s'exclama: Quel gros porc! Galeoto répondit Mieux vaut un porc gras qu'une mauvaise langue maigre!

XXVIII

L'ABBESSE MARIA CAROLDO

Maria Caroldo avait pris le voile dans le monastère S.Caterina de Venise, mais ensuite, on ne sait pour quelle raison elle en sortit pour en fonder un autre avec l'aide du prêtre Giacomo Zamboni de S. Gregorio sous la protection du Saint Esprit, en devenant la première abbesse en 1483. Plusieurs années après, elle se brouilla avec les soeurs sous ses ordres, parmi lesquelles Cecilia Vacca qui produisit contre elles un recours, l'accusant de graves fautes.

On disait entre autres, que Maria Caroldo maintenait une liaison amoureuse non seulement avec le prêtre cité précédemment Zamboni. Avec des apparences trompeuses, elle parcourait en sa compagnie la ville et la campagne. Feignant d'être malade , elle se faisait aussi visiter dans sa cellule par un médecin. Puis par un jeune grec, plusieurs fois jugé, auquel elle donnait vêtements et argent. On disait, de plus, qu'elle dispersait l'argent du couvent, engageant les objets sacrés de la petite chapelle annexe et tyrannisant les religieuses qui lui étaient opposées, tandis qu'elle concédait toute liberté à celles qui lui permettaient de sortir déguisée du cloître la nuit. Il convient de dire que de telles accusations n'étaient pas privées de fondements puisque le patriarche Tomaso Donato condamna en 1493 la pauvre abbesse à être déposée de sa charge et à être enfermée dans un monastère plus stricte. Elle fit appel, fur absoute, mais la Vacca à son tour fit appel si bien que le pape ordonna la réouverture du procès, qui traînait encore en 1494 et dont on ne sait pas comment il se termina.

Peut-être la pierre du silence a-t-elle été posée sur le procès par des influences ecclésiastiques ou par celles de la famille Caroldo, d'où sortit Gian Giacomo, neveu de Maria Caroldo, secrétaire du Conseil des Dix, et auteur d'une chronique vénitienne estimée.

XXXIX

UNE CELEBRE MARGELLE DE PUITS

Au delà du pont des Pignoli, à S. Giulano, dans la cour, au numéro 4890, il y a une margelle de puits du XVème siècle, œuvre des Bon, qui est peut-être la plus décorée de toutes celles sui restent dans notre ville. Entourée en haut par un gracieux cordon, elle présente sur la première face, entre guirlandes avec fleurs et fruits et arabesques le buste d'un homme, qui tient à la main une balle tandis qu'avec l'autre main il rejette derrière sa tête un ruban sur lequel on lit : "Menor". En dessous, il a une espèce de ceinture avec une rose, soutenue par un bâton, à la manière d'un trophée, et encore plus bas, deux chattes et deux balles

Sur la seconde face, une femme assise qui soutient avec la main droite une courte colonne, flanquée de deux images ailées de la Renommée avec leurs trompettes.

Sur la troisième, campe fièrement le blason de la famille Menor avec, sur le côté, deux guirlandes surmontées de deux chattes lesquels, ont dans la bouche une souris et en dessous un chaton désireux de téter.

Sur la quatrième face, une autre figure de dame qui pose une main sur la tête de l'un des deux lions qui l'entourent, et au dessus, deux guirlandes.

Pour finir aux quatre angles du puits, quatre "putti" (angelots) appuyés sur quatre balles , deux d'entre eux baissent un bouclier avec le crane de Medusa et les deux autres un bouclier avec le nom et l'écusson des Menor.

Ce puits avec les édifices voisins, ensuite reconstruits, appartenait à la famille Menor, venue de Fermo au XVème siècle qui s'appelait exactement Menor Della Gatta, parce qu'héritière de la famille Gatta. L'enseigne de ses magasins de marchandises était une chatte et nous trouvons encore mémoire de cette famille au siècle passé quand elle louait des établissements situés ici aux Filosi, marchands de vins.

XL

LODOVICO FIORAVANTE ET SES COMPAGNONS

Dans les prisons de Saint-Marc, en 1497 étaient enfermés : Lodovico Fioravante pour avoir tué son père un vendredi saint, dans l'église des Frari ; Benedetto Petriani pour vol et Marco Corner dalla Barba pour sodomie, les deux premiers issus d'une petite famille de Venise et le troisième d'une famille patricienne. Ils se mirent d'accord la nuit du 9 avril pour libérer les autres prisonniers, parmi lesquels deux sarrasins, et parvenant à percer les murs, ils réussirent à ouvrir les murs de la prison. Tout était déjà prêt, quand les deux sarrasins, pour faire plus vite, voulurent s'échapper par un couloir menant au canal. L'un des deux se noya et l'autre qui réclamait de l'aide fut recueilli par une barque du Conseil des Dix et reconduit en prison. Celui-ci se confessa du complot qui, de cette manière n'obtint pas l'effet désiré. Si bien que, après quelque temps Fioravante refit une tentative et non seulement put s'enfuir mais aussi trouver refuge en terre non vénitienne, où par la suite, pour de considérables services rendus à la République, il put, pleinement gracié, retourner dans sa patrie où il finit ses jours.